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PORTÉ DISPARU
« Salut, mon gars, a lancé Qu’un-Œil en plantant son doigt sur le torse du soldat et en le poussant. Eh oui, c’est tes vieux potes. »
Derrière moi, Traqueur lorgnait du côté de la caserne. Le bâtiment du quartier général s’était complètement écroulé. Le feu craquait, crépitait à l’intérieur. Saigne-Crapaud le Chien est apparu à un angle de la ruine.
« Vise-moi ça. » J’ai heurté Gobelin du coude. « Il court ! » Je me suis retourné vers Casier. « Montre-nous ton ami Choucas. »
Il a regimbé.
« Pas d’histoire. On n’est pas d’humeur. Magne-toi ou on te marche dessus. »
La caserne avait commencé à se remplir de soldats vociférants. Personne ne nous remarquait. Saigne-Crapaud le Chien a galopé jusqu’à nous en bondissant, reniflé les mollets de Traqueur en émettant un petit cri sourd. Le visage de son maître s’est illuminé.
Nous sommes repartis de l’avant sur les talons de Casier. « Mène-nous à Choucas », lui ai-je rappelé.
Il nous a conduits dans une pièce qu’éclairait une unique lampe à huile ; un homme s’y trouvait étendu sur un lit, couvert d’une couverture bien nette. Casier a donné du volume à la flamme.
« Oh, sainte merde », ai-je murmuré. J’ai posé mon cul sur un coin du lit. « C’est pas possible. Qu’un-Œil ? » Mais Qu’un-Œil se trouvait dans une autre dimension. Il se tenait bras ballants, bouche bée. Comme Gobelin.
Finalement Gobelin a couiné : « Mais il est mort. Il s’est tué il y a six ans ! »
Choucas n’était autre que le Corbeau qui avait joué un rôle crucial dans l’histoire de la Compagnie. Le Corbeau qui avait tracé à Chérie la voie qu’elle suivait actuellement.
Même moi, j’avais fini par me résoudre à le croire mort, moi pourtant si méfiant à son égard. Il avait déjà, par le passé, essayé de nous jouer ce coup-là.
« Neuf vies, a commenté Qu’un-Œil.
— On aurait dû s’en douter quand on a entendu ce nom de Choucas, ai-je fait remarquer.
— Hein ?
— C’était un pied de nez. Bien dans son genre. Choucas. Corbin. Corneille. Corbeau. Du pareil au même, tout ça. Il agitait cet indice sous notre nez. »
Le voir levait un voile sur bien des mystères qui me turlupinaient depuis des années. Maintenant je savais pourquoi ses lettres étaient arrivées l’une après l’autre. Il avait séparé les passages clés avant de mettre en scène sa dernière mort.
« Même Chérie n’était pas au courant, cette fois-ci », ai-je murmuré, songeur. Le choc commençait à s’estomper. Je me suis remémoré qu’en plusieurs occasions, après avoir reçu l’une des lettres, j’avais éludé l’idée qu’il puisse être encore vivant.
Des tas de questions émergeaient. Chérie ignorait tout Pourquoi ? Ça ne ressemblait pas à Corbeau. Mais, plus encore, pourquoi l’avait-il ainsi abandonnée à nos bons soins alors que si longtemps il s’était efforcé de l’éloigner de nous ?
La réponse était sans doute plus complexe qu’à première vue. C’était davantage de sa part qu’une simple fuite pour pouvoir mener à bien ses affaires aux Tumulus. Malheureusement, je ne pouvais interroger aucun témoin.
« Depuis combien de temps vit-il dans cet état ? » a demandé Qu’un-Œil à Casier. Le soldat écarquillait les yeux. Il avait compris qui nous étions. Peut-être que je ne devais pas nécessairement rabattre mon caquet, après tout.
« Des mois.
— Il y avait une lettre, ai-je dit. Et des documents. Que sont-ils devenus ?
— Le colonel.
— Et qu’a fait le colonel ? A-t-il informé les Asservis ? A-t-il contacté la Dame ? »
Le troufion a semblé vouloir se rebiffer. « Tu es dans de sales draps, petit. On n’a pas l’intention de te faire de mal. Tu t’es bien comporté vis-à-vis de notre ami. Parle.
— Rien de tout cela. Que je sache. Il ne pouvait pas déchiffrer le texte. Il attendait que Choucas se réveille.
— Il pouvait attendre longtemps, a maugréé Qu’un-Œil. Laisse-nous un peu de champ, Toubib. En premier lieu, il faut ramener Corbeau à lui.
— Est-ce qu’il y a du monde dans ce bâtiment à cette heure de la nuit ? ai-je demandé à Casier.
— Pas avant que les boulangers viennent chercher leur farine. Mais elle est entreposée dans le cellier à l’autre extrémité. Ils ne viendront pas ici.
— Bon. » Je me suis demandé dans quelle mesure nous pouvions le croire. « Traqueur, toi et Saigne-Crapaud le Chien, allez vous poster en sentinelles.
— Il y a un problème, est intervenu Qu’un-Œil. Avant d’entreprendre quoi que ce soit, il nous faut la carte de Bomanz.
— Chiotte ! » Je me suis faufilé dans le couloir puis jusqu’au seuil, et j’ai risqué un œil dehors. Le feu du quartier général crépitait sans enthousiasme sous la pluie. La plupart des gardes luttaient contre l’incendie. J’ai frissonné. Nos documents se trouvaient à l’intérieur. Si la chance restait du côté de la Dame, ils partiraient en fumée. J’ai rebroussé chemin jusqu’aux autres. « Qu’un-Œil, tu as un problème plus immédiat. Mes documents. Tu ferais bien de t’en occuper. Je vais tâcher de ramener cette carte. Traqueur, tu gardes cette porte. Tu empêches le gamin de sortir et quiconque d’entrer. D’accord ? » Il a opiné du chef. Il n’avait pas besoin qu’on lui répète les consignes avec Saigne-Crapaud dans les parages.
Je me suis glissé dehors dans le tumulte. Nul ne m’a prêté attention. Je me suis dit que c’était peut-être le moment d’emporter Corbeau. Je suis sorti de la caserne comme une fleur, et j’ai filé au trot dans le crachin jusqu’à la Venette Bleue. L’aubergiste a eu l’air effaré de me voir. Sans prendre le temps de lui dire ce que je pensais de son hospitalité, je suis monté à l’étage quatre à quatre, j’ai fouillé à tâtons la zone masquée par le sortilège escamoteur et j’ai enfin mis la main sur la lance à hampe évidée. Retour en bas. Avec un regard noir pour l’aubergiste, je suis reparti sous la pluie.
À mon retour, le feu était maîtrisé. Des soldats entreprenaient de déblayer les décombres. À nouveau, nul ne m’a interpellé. Je me suis hâté jusqu’au bâtiment où se trouvait Corbeau et j’ai donné la lance à Qu’un-Œil. « Tu as pu récupérer les documents ?
— Pas encore.
— Bon sang…
— Ils sont dans un coffret dans le bureau du colonel, Toubib. Que veux-tu que je fasse, bordel ?
— Ah. Traqueur. Emmène le gosse dans le couloir. Vous les gars, vous allez lui lancer un sortilège pour qu’il nous obéisse docilement, même contre sa volonté.
— Quoi ?
— Je veux l’envoyer chercher les documents. Vous êtes capables de le contraindre à le faire et à revenir ? »
Casier, dans le couloir, écoutait, décomposé.
« Bien sûr. Pas de problème.
— Alors allez-y. Petit, tu comprends ? Qu’un-Œil va te jeter un sort. Tu vas devoir fouiller les décombres jusqu’à ce que tu déniches le coffret. Ramène-le et on te débarrassera de ce sortilège. »
Il a voulu renâcler à nouveau.
« Tu peux faire l’autre choix, évidemment : mourir sur-le-champ dans d’atroces souffrances.
— Je n’ai pas l’impression qu’il te prend au sérieux, Toubib. Je vais lui donner un petit avant-goût. »
L’expression de Casier a prouvé le contraire. Plus il pensait à qui nous étions, plus il se liquéfiait.
Comment nous étions-nous forgé une réputation pareille ? J’imagine que les échos nous concernant devaient être amplifiés chaque fois qu’on les répercutait. « Je crois qu’il va coopérer. Pas vrai, petit ? »
Il a opiné du chef, toute velléité de résistance vaincue.
Il avait l’air d’un brave petit gars. Dommage qu’il se soit enrôlé dans l’autre camp.
« Au boulot, Qu’un-Œil. Qu’on avance. »
Tandis que le sorcier s’attelait à son travail, Gobelin a demandé : « Qu’est-ce qu’on fera quand on en aura fini ici, Toubib ?
— Bon sang, j’en sais rien. On avisera, au blair. Pour l’instant, ne vous inquiétez pas des mules, contentez-vous de charger le chariot. Une étape après l’autre. Une étape après l’autre.
— Prêt », a annoncé Qu’un-Œil.
J’ai fait signe au jeunot, ouvert la porte extérieure. « Sors et fais ce qu’on t’a dit, petit. » Je l’ai gratifié d’une tape sur l’arrière-train. Il est parti, mais non sans nous avoir lancé un regard à faire cailler du lait.
« Il t’en veut, Toubib.
— Rien à battre. Retournez près de Corbeau. Faites ce que vous devez. Ça urge. Dès le point du jour, ça va grouiller de monde, ici. »
J’ai continué d’observer Casier. Traqueur montait la garde à la porte. Personne n’est venu nous déranger. Casier a fini par trouver ce que je voulais, s’est éloigné de la cohue. « Du beau boulot, petit, lui ai-je dit en prenant le coffret. Retourne auprès de ton ami. »
Nous sommes entrés dans la pièce au moment où Qu’un-Œil sortait de transe.
« Alors ? » ai-je demandé.
Il lui a fallu le temps de retrouver ses marques. « Ce sera plus dur que je le pensais. Mais je crois qu’on peut l’en sortir. » Il a désigné la carte que Gobelin avait étalée sur le ventre de Corbeau. « Il est à peu près là, coincé juste en bordure du cercle intérieur. » Il a secoué la tête. « Est-ce qu’il t’avait jamais laissé entendre qu’il avait des antécédents dans le domaine ?
— Non. Mais je m’étais posé la question en certaines circonstances. À Roseraie par exemple, quand il avait pisté Fureteur en pleine tempête de neige.
— Il a été formé quelque part. Ce n’est pas de la gnognote, ce qu’il a entrepris. Mais il n’était pas assez au point. » Qu’un-Œil est resté songeur un moment. « C’est étrange là-bas, Toubib. Vraiment étrange. Il est loin d’être seul. Je ne pourrai pas t’en dire plus avant qu’on y aille nous-mêmes, mais…
— Quoi ? Attendez. Y aller vous-mêmes ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— Il me paraissait évident que tu l’avais compris : Gobelin et moi allons devoir prendre le même chemin que lui. Pour le sortir.
— Pourquoi à deux ?
— Pour que l’un de nous puisse couvrir celui qui sera en tête, en cas de pépin. »
Gobelin a opiné du chef. Ils étaient tout à leur affaire, maintenant. Autrement dit, ils commençaient à se faire des cheveux pour de bon.
« Combien de temps ça va prendre ?
— Peux pas dire. Un moment. Vaudrait mieux ficher le camp d’ici d’abord. Se réfugier dans les bois. »
J’ai eu envie de l’en dissuader mais je me suis abstenu. J’ai préféré retourner jeter un coup d’œil à la caserne.
Ils avaient commencé à retirer des corps des décombres. Tandis que j’observais la scène, une idée m’est venue. Cinq minutes plus tard, Casier et moi sommes sortis en portant une civière. Une couverture recouvrait ce qui pouvait passer pour un grand gaillard en morceaux. La tête de Gobelin sortait à une extrémité. Ça lui faisait un corps énorme. Les pieds de Qu’un-Œil pointaient à l’autre bout. Traqueur trimballait Corbeau.
Les documents se trouvaient sous la couverture avec les deux sorciers. Je ne pensais pas que le coup réussirait. Mais le funèbre déblaiement du bâtiment effondré monopolisait la Garde. Ils avaient atteint le sous-sol.
On m’a arrêté au niveau du portail de la caserne. Gobelin a balancé son sortilège soporifique. Je doutais qu’on se souvienne de notre passage. Des civils accouraient de partout pour donner un coup de main aux secouristes – ou entraver leurs efforts.
Parce que la mauvaise nouvelle n’a pas tardé à circuler : il y avait des rescapés dans le cachot.
« Gobelin, toi et Qu’un-Œil, foncez récupérer votre matériel. Emmenez le gamin. Traqueur et moi, on va chercher le chariot. »
Tout s’est déroulé sans accroc. Un peu trop facilement, ai-je pensé, ma nature pessimiste ayant repris le dessus vu la tournure des événements ces derniers temps. Nous avons installé Corbeau dans le chariot et sommes partis vers le sud.
Au moment où nous pénétrions dans la forêt, Qu’un-Œil a dit : « Bien, nous avons réussi notre fuite. Maintenant, qu’est-ce qu’on fait pour Corbeau ? »
Je n’en avais pas la moindre idée. « À vous de le dire. Dans quel périmètre vous faut-il rester ?
— Le plus proche possible. » Il a compris que j’envisageais de déguerpir de la région tout de suite. « Et Chérie ? »
Un rappel superflu.
Je n’irai pas jusqu’à prétendre que Corbeau était le centre de sa vie. Elle ne l’évoquait jamais, sauf en termes très dégagés. Mais parfois, la nuit, elle criait dans son sommeil quand certains souvenirs revenaient la hanter. Si jamais il s’agissait de la perte de Corbeau, nous ne pouvions pas le lui ramener dans cet état. Ç’aurait été lui briser le cœur.
Et, de toute façon, nous avions besoin de lui maintenant. Ses lumières sur la situation nous étaient indispensables.
J’ai consulté Traqueur. Il n’avait aucune suggestion. Mais, à vrai dire, nos plans n’avaient pas l’air de l’enchanter. Comme s’il avait craint de se retrouver en concurrence avec Corbeau ou quelque chose du genre.
« Il y a celui-là aussi, a déclaré Qu’un-Œil en désignant Casier que nous avions traîné avec nous plutôt que de le liquider sur place. On pourrait peut-être se servir de lui ? »
Bonne idée.
Vingt minutes plus tard, nous avions conduit le chariot bien à l’écart de la route et l’avions calé sur des dalles de pierre pour éviter qu’il ne s’embourbe dans le sol spongieux. Qu’un-Œil et Gobelin l’ont bombardé de sortilèges dissimulants et camouflé avec des branchages. Nous avons enfourné le matériel dans des sacs, étendu Corbeau sur la civière. Casier et moi l’avons portée. Traqueur et Saigne-Crapaud le Chien ouvraient la marche dans les bois.
Le trajet n’a pas dû excéder quatre ou cinq kilomètres, pourtant je suis arrivé fourbu. Trop vieux. Trop mauvaise condition physique. Le temps était pourri jusqu’au trognon. J’avais reçu ma dose de pluie pour le restant de mes jours. Traqueur nous a emmenés jusqu’à un promontoire à l’est des Tumulus. En descendant à flanc de coteau sur une centaine de mètres, on pouvait en apercevoir les ruines. En descendant de cent mètres de l’autre côté, on tombait sur la Grande Tragique. Seule l’étroite bande de terre surélevée empêchait la rivière d’inonder le site.
Nous avons dressé nos tentes et ramené des branches à l’intérieur pour éviter de nous asseoir sur le sol détrempé. Qu’un-Œil et Gobelin ont investi la tente la plus petite. Nous nous sommes entassés dans l’autre. Une fois relativement à l’abri de la pluie, je me suis installé pour compulser les documents que nous avions récupérés. Immédiatement, un paquet enveloppé de toile cirée a attiré mon attention. « Casier. Est-ce cette lettre que Corbeau voulait que tu transmettes ? »
Il a hoché la tête, renfrogné. Il ne parlait plus.
Pauvre gars. Il se croyait coupable de trahison. J’espérais qu’il ne se sentirait pas obligé de nous jouer un grand mélodrame.
Bien, autant que je m’occupe pendant que Gobelin et Qu’un-Œil s’affairaient à leur tâche. J’ai décidé de commencer par le plus simple.